133e Régiment d'Infanterie


(Commentaires sur le livre complet)


Les Belles Lettres de Soldats de France

n° 32 - juin 1930

EXTRAITS DES LETTRES
D'André Cornet-Auquier
Fils de M. le Pasteur et de Madame.
Né à Nauroy (Aisne), le 2 juillet 1887.
Successivement élèves du collège de Châlon
et du lycée de Lyon.
Licencié en Philosophie.
Professeur à l'Université de Glascow.
Capitaine au 133e d'Infanterie.
Chevalier de la Légion d'Honneur.
Décoré de la Croix de Guerre.
Cité à l'ordre de l'Armée.
Mort pour la France, à Saint-Dié (Vosges),
le 2 mars 1916.


22 – 24 et 27 septembre.
[…]
C'est effrayant la mentalité qu'on acquiert sur un champ de bataille. Jamais je n'aurais cru que je pourrais rester aussi indifférent en présence de cadavres. La vie humaine semble, pour nous, avoir perdu toute sa valeur. Dire qu'on en arrive encore à rire au milieu de tout cela comme des fous. Mais dès qu'on réfléchit, c'est un sentiment extraordinaire qui vous envahit, une gravité et une mélancolie infinies. On vit au jour le jour, on ne pense plus à rien, car y aura-t-il un demain ? On emploie plus le futur sans dire : « si nous en revenons ». Plus de projets d'avenir, tout est arrêté, fini pour le moment. Quelle vie étrange ! Il semble qu'on aimerait savoir ce qui arrivera. Et dire que Dieu sait, et que tout cela il l'avait prévu ! Un capitaine de mes amis, très catholique et très pieux, disait l'autre jour qu'avant chaque combat il priait. Son commandant le répondit que ce n'était pas le moment, et qu'il ferait mieux de prendre ses dispositions. Le capitaine lui dit : « Mon commandant, cela ne m'empêche pas de commander, de prendre mes dispositions et de me battre, et je me sens plus fort. » J'ai dit : Mon capitaine, je fais comme vous, et moi aussi je m'en trouve bien.
Ma petite mère m'écrit qu'elle voudrait bien mettre ma tête fatiguée sur son cœur ; et moi donc !


18 février.
(D'une tranchée occupée en partie par l'ennemi, et à six mètres de ce dernier.)
[…]
Mes hommes sont absolument épatants d'entrain, de bonne volonté et de courage. Ils sont décidés si l'ennemi attaque à ne pas le laisser passer. L'autre jour, pendant un bombardement de 26 heures, j'étais convaincu que nous allions être attaqués. Je dis à mes hommes : « Je compte sur vous, les enfants ; le mot d'ordre est de mourir sur place plutôt que de céder un pouce de terrain. Au cas où je serais tué, pas de panique, pas d'affolement, continuez à tenir sans moi comme avec moi. Je ne vous demande qu'une chose : Si je suis blessé, et si les Boches avancent, je demande à deux types de m'emporter pour que je ne tombe pas aux mains de l'ennemi. » Les hommes ont répondu : « Soyez tranquille, mon lieutenant, on fera son devoir, qu'ils viennent seulement, on les attend ! »


15 mai.
Huit poilus de ma compagnie ont tenu en échec, cette nuit, de 80 à 100 Boches qui, armés de bombes, grenades, fusils, revolvers, haches, venaient tenter un coup de main contre un de nos postes avancés. Après une demi-heure de combat, l'ennemi ahuri par le bruit fait par nous, aveuglé par mon projecteur, a battu en retraite. Un de mes hommes, blessé à la main et à la cuisse, a continué à lancer des grenades jusqu'à ce qu'il perde connaissance. Le chef de poste, un sergent, a été épatant de sang-froid, lançant lui aussi ses grenades sous une pluie de balles ! Le commandant Barberot a adressé aux compagnies de son bataillon cet ordre du jour : « Vive la 1re Compagnie ! »


16 juin 1915, (lendemain du combat de Metzeral).
Mes chéris, très gros succès pour le bataillon ! Un assaut impressionnant ; près de 300 prisonniers et du matériel. Nos pertes sont légères mais certaines sont très douloureuses. Le commandant est indemne. J'étais compagnie de tête d'attaque. En moins d'un quart d'heure nous avons enlevé trois lignes de tranchées ennemies. Au moment où j'ai eu la sensation de la victoire, j'ai pleuré : détente nerveuse. Je disais tout haut : « Maman ! Maman ! Vive la France ! La Victoire ! » et ne trouvant personne embrasser, j'ai sauté au cou de mon brave petit adjudant et je l'ai embrassée comme du bon pain. Nous étions ignobles de traces, de poussière, de poudre, mais crasse glorieuse ! Tout sale encore, à ne pas être touché avec des pincettes, et avec une barbe de dix jours, je vous embrasse à pleine bouche.
J'ai pris beaucoup de butin, un lieutenant boche est venu se rendre à moi. Le colonel m'a dit : « Capitaine Cornet, je viens vous apporter les félicitations et les remerciements du général commandant l'armée. »


17 et 18 juin.
[…]
Il y a eu deux phases dans cette attaque : une magistrale préparation d'artillerie qui, trois heures et demie durant a fait pleuvoir sur l'adversaire plus de 5000 projectiles ; puis pendant les dernières rafales de nos canons, alors que nos 75 sifflaient, rasant presque nos têtes, une charge qui, nous l'avons su depuis, a arraché des applaudissements à ceux qui, de leurs observatoires assistaient à la scène, une charge épique de tout un bataillon en trois vagues successives. Imaginez-vous un volcan, des nuages de fumée, un vacarme assourdissant au milieu duquel on perçoit la charge sonnée par les clairons du bataillon, mais couvrant le tout, ces cris répétés parmi l'homme : « En avant ! En avant ! » Un soleil d'or qui faisait scintiller les baïonnettes, et puis la ruée sur l'ennemi, le cou tendu, la bouche comme contractée par un rire sauvage et les cris de joie féroce en voyant la bête fuir. À droite et à gauche, résistance qui faiblit … puis tout à coup 296 Allemands dont 8 officiers qui se constituent prisonniers. Les Allemands paraissent tout heureux de se rendre… Ceux qui baragouinent le français nous disent : « Vous, bon kamerades !»
Nous participons demain à une nouvelle opération… Mais sachez que le jour où nous nous ferons massacrer ; c'est que cela sera indispensable au salut du pays. Or, nous sommes à la disposition du pays. Il est toujours plus confiance en Dieu. Oh quelle belle chose que le détachement chrétien des choses de ce monde !


23 juin.
[…]
La bataille est terminée, pour le moment du moins, et nous avons notablement progressé. Les prisonniers allemands avouent des pertes énormes, ils paraissent tout heureux de s'être rendus, mais ont eu d'abord une peur terrible d'être fusillés ; leurs officiers nous disent-ils, leur racontent que nous tuons nos prisonniers et qu'ainsi ils ont intérêt à se battre jusqu'au dernier. Nous leur prouvons le contraire en étant aussi bons que possible avec eux. Le commandant et moi leur avons donné du tabac et des cigarettes. On peut haïr la nation et ses chefs, mais ses soldats, pris individuellement, n'ont fait qu'obéir. Des êtres qui, au contraire, ne savent inspirer aucune pitié, ce sont les officiers ; la plupart sont arrogants à gifler.


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Le 1er mars 1916, à quatre heures du matin, le capitaine André Cornet-Auquier est blessé au ventre d'un éclat d'obus ; évacué à l'hôpital de Saint-Dié et opéré, il succomba le lendemain à une lente hémorragie interne.
Le 4 mars, dans le cimetière de Saint-Dié bombardé, le lieutenant-colonel commandant le 133e Régiment d'Infanterie disait de lui : « Homme distingué d'éducation et d'allures, d'une haute instruction, animé des plus nobles sentiments, d'une grande élévation de caractère, il était, de plus, soldat dans l'âme, un de ces soldats dans la disparition est une véritable perte pour le régiment, pour la patrie… C'était un chef ! Et comme il l'avait rêvé, il est mort en soldat ! Car, s'il n'a pas eu le bonheur de tomber dans la fougue d'un de ces assauts qu'il a si bien menés en tête de ses hommes, il n'en est pas moins mort au champ d'honneur, à son poste de combat, victime de son devoir, en observant où tombaient les obus ennemis en vue d'ordres à donner pour la protection de ses chers soldats. »