La prise de Loivre
(récit d'un témoin militaire)
Un des plus beaux faits d'armes de l'offensive du 16 avril aura été la prise de Loivre. Lovire est un petit bourg
de 1300 habitants environ, sur le bord du canal de l'Aisne à la Marne. Situé au Nord-Ouest de Brimont, il commande un des
points de passage les plus importants de cet obstacle militaire qu'est le canal.
Deux régiments avaient été chargé de l'enlever, le …
e (les "Braves") et le …
e (les "Lions").
Les Braves devaient passer le canal un peu plus au Nord, puis, faisant un mouvement de conversion à droite, en n'occuper toute la
rive est jusque et y compris la voie ferrée. À la faveur de cette avancée, les Lions s'empareraient du village
: un Bataillon l'aborderait par le Nord, tandis qu'au Sud deux autres fixeraient l'ennemi et tenteraient de franchir le canal droit devant eux.
I. L'attaque des "Braves".
Le programme s'exécuta de point en point. À leur H – 6 h – Braves et Lions sortent des parallèles de départ.
Sous le ciel gris, dans la brume froide qu'éclaire une lumière bien faible encore, les Braves enlèvent
la première, puis la seconde tranchée boche. Malgré le tir de barrage qui, dans le jour blafard, allume
la lueur fauve des éclatements, les voici au bord du canal. Le Lieutenant A…, avec une compagnie de porteurs sans armes,
mais chargés de sacs à paille et de passerelles, a suivi la première vague.
Le canal est franchi : il est 7 h 10. Le premier bataillon des Braves fait face droite prêt à marcher sur les autres
objectifs qui lui sont assignés, tandis que les deux autres Bataillons achèvent de nettoyer la partie de rive
occidentale qui leur est réservée et se disposent, eux aussi, à traverser.
II. Les "Lions" progressent.
Cependant, les Lions font de leur côté bonne besogne et mettent à profit la manœuvre
protectrice de leurs camarades. À droite, la marche des deux bataillons qui doivent s'avancer directement sur le canal (tandis que
les camarades de gauche aborderont Loivre par le Nord) n'a pas été sans incident. À 5 h 58, deux
minutes avant l'heure fixée, on a vu un avion boche survolé notre parallèle de départ.
Angoisse chez tous : « Il va régler le tir de barrage. » Mais soudain, du fond des nuages, est apparu un
français. Il a piqué droit sur le boche. Trois salves ; tac tac tac ; tac tac tac ; tac tac tac. Le boche s'est
abattu, tandis que le français s'enfonçait dans la brume opaque.
À 6 h 30, malgré la ville fusillade boche, nous occupons la première tranchée. Un sergent
– le sergent Gauliard – s'empare de deux crapouillots à l'entrée d'une sape et les
tournent contre les Boches qui, sortis par l'autre issue, tentent de résister à coups de grenades.
– Le caporal pointait, et moi, je tirais la ficelle, déclarait-il rendant compte du fait.
Nous progressons. Le soleil se montre enfin, semblable à une nappe d'argent en fusion dardant ses rayons aigus entre les lourds
nuages gris. L'avance se poursuit. À 8 h, nous occupons la dernière tranchée boche avant d'arriver au canal.
Le Capitaine mitrailleur P… vient s'y installer avec ses pièces. C'est un vétéran de toutes les
attaques. Petit, sec, vif ; un charentais qui sent déjà le midi. Pour casque, un béret.
Il a reçu une balle au-dessus de l'œil droit en juillet 1915 et a été
trépané ! Il ne peut pas supporter la "soupière".
Soudain, il voit à l'écluse de … une section de mitrailleuse boche qui vient se mettre en batterie.
– Sergent Dubois, prenez une pièce ! Venez avec moi.
Suivi du sergent portant sa pièce sur l'épaule, il s'installe dans un trou d'obus, en avant de la tranchée.
Cinquante balles en tir rapide ! La section boche est fauchée avant même d'avoir pu mettre en batterie !
A un autre point de la position, Gauliard, qui a quitté ses crapouillots, avise un Boche qu'il vient de faire prisonnier.
– Tu dois savoir le français !
– Oui ! J'ai travaillé à Reims.
– Bon ! Et bien ! Tiens ! Bois un coup de pinard !… Et maintenant appelle tes camarades !
Le Boche se met debout sur la tranchée, avec force gestes crie à ses compagnons de venir. Surgissent une centaine de
Feldgrauen
qui vont rejoindre les prisonniers déjà capturés.
Mais c'était à gauche que les Lions devaient faire le plus beaucoup de filet.
III. Les "Lions" arrêtés à l'entrée de Loivre
Pendant que les événements que nous venons de décrire se passaient à droite et en avant, le
bataillon de gauche des Lions – le troisième – était sorti, lui aussi, à 6 h.
Suivant le mouvement des Braves pour il était solidaire, il avait, lui aussi, fait face à droite sitôt la
première position enlevée.
Par sauts de puce, de trou d'obus en trou d'obus, les fusiliers-mitrailleurs arrosent de balles les Boches pour permettre aux
grenadiers d'arriver à distance de lancement, il était parvenu aux abords de Loivre, à
proximité du cimetière, dès 8 heures. Mais là, arrêt.
Sur la gauche, dans la butte de décombres couronnée de pommiers qui représente le moulin,
subsistent des mitrailleuses. Il en subsiste encore dans le cimetière sur la droite, – car les Boches ont
transformé en forteresse le champ sacré du repos. Son quadrilatère de murs en pierres sèches a
été percé de créneaux et les deux angles Nord et Ouest abritent chacun une casemate
bétonnée pour 77 ! Les Lions sont contraints de stopper.
Et, de l'autre côté du canal, les Braves avancent ! À 8 h 50, ils ont bouclé la boucle :
dépasser le village et rejoint les autres Lions qui, à droite, ont franchi le canal et se sont établis
solidement sur la rive Est ! On n'attend plus que le bataillon de gauche !
IV. Loivre est enlevé.
Le commandant P…, qui est à sa tête, s'avise d'une solution : opérer un léger recul et redemander son barrage roulant au 75.
On prend position un peu en arrière et on lance les fusées. Voici des obus qui explosent sur la ligne boche.
– C'est notre barrage roulant
(1). En avant !
À gauche, le Capitaine adjudant-major M…, qui a pris le commandement d'une compagnie dont le chef est tombé,
tourne le cimetière. Une mitrailleuse claque obstinément. Il abat le Lieutenant Neuhausen qui la sert, se penche dans l'abri qui est auprès :
–
Ergibt euch ! (Rendez-vous !)
Un Boche se risque dehors en levant les bras ; il est suivi d'un autre, puis de deux, puis de trois… C'était un
véritable nid de
kameraden : il en sort 122 !
–
Still stehen ! (Garde-à-vous !) commande M…
Unteroffizieren voran !
(Les sous-officiers en avant !)
Aufmarschiren, Marsh ! (Pas accéléré, marche !)
Et les Boches sont partis en rang et au pas ! Parmi eux, il y avait un Sous-Lieutenant. M… le prend avec lui.
– Vous allez me faire visiter Loivre ; en avant !
Puis il se tourne vers son clairon.
– Sonne la charge !
Il est 10 h 30. Le grand soleil tape sur les ruines blanches, sur les murs croulants ou étoilés de trous d'obus qui
sont de tout ce qui reste de Loivre. Les Lions se battent depuis le matin ; ils ont passé la nuit accroupis dans la boue de la
parallèle de départ ; depuis seize heures ils n'ont pris qu'un quart de jus.
Mais quand les notes claires s'élèvent, ils se sentent frémir jusqu'aux entrailles. D'un seul bond, il
s'élance. En avant !
La monteras-tu la côte ?
La monteras tu la côte ?
Ces notes ! Il faut, au soir d'une journée exténuante, s'être rué à
leur accent sur le Boche exécré pour comprendre leur puissance résurrectrice. En un clin d'œil, le
village est traversé, les derniers défenseurs cloués à coups de baïonnette,
assommés à coups de crosse, les abris vidés ! Loivre est à nous !
À 500 hommes, le troisième bataillon des Lions y avait fait 825 prisonniers !
(1) Or, il s'agissait (on l'a su depuis) d'obus de 77, dont les Boches marmittaient le cimetière qi'ils croyaient
déjà occupé par nous.
Capitaine X…
L'illustration - 19 mai 1917.