Apothéose de la victoire
La revue de la 120e division
A part quelques rares prises d'armes pour la remise de décorations, place Carrière, Nancy n'avait pas eu depuis la guerre, de revue militaire solennelle. La
dernière, en effet, remonte au 14 juillet 1914, une date où déjà l'horizon s'obscurcissait à l'est. Aussi, la revue de la 120
e division qui s'est
déroulée, vendredi, après midi, place Carnot, a-t-elle été un événement pour les nancéiens qui ont
manifesté, une fois de plus, leur enthousiasme patriotique, en acclamant nos glorieux poilus et leurs chefs.
De chaque côté de la place et dans les contre-allées du cours Léopold, la foule se pressait joyeuse et frémissante d'émotion.
Le service d'ordre était fait par un cordon de soldats espacés qui, courtoisement et cependant avec fermeté, obtinrent que leur consigne fut
respectée. Les barrages ne s'ouvraient que pour les personnalités de la ville auquelles, au pied du monument Carnot, M. le capitaine d'état-major Le Neuvé
donna toutes les explications nécessaires avec la plus grande amabilité.
Nous avons remarqué là MM. Second, préfet de Meurthe-et-Moselle, Martin, secrétaire général, Simon, maire ; Peltier, adjoint ;
Marchal, Bussières, Chéry, conseillers municipaux ; Guyot, ancien directeur de l'école forestière et président de la société de secours
aux blessés ; Brun, président de la Société Industrielle de l'Est, Pottier, chef de la sûreté, etc. etc.
Derrière eux, les toilettes des dames et les uniformes de nombreux officiers de toutes armes formaient comme un parterre coloré et animé. Que de kodaks sortis de
l'armoire où la censure les avait condamnés trop longtemps, s'en donnèrent à coeur joie de photographier divers épisodes de cette revue. Le temps
était si radieux, en effet. Il avait tenu à se mettre, lui aussi, de la fête.
La revue
Un peu avant que 2 heures aient sonné au palais de l'université, déjà le général de Mitry, qui commande la 7
e
armée, était à cheval et passait, avec le général de Buyer, au galop sur le front des troupes de la vaillante 120
e division, disposée en rectangle
ouvert, et que lui présentait son commandant, le général Mordacq. Pendant ce temps, les musiques de 3 régiments jouaient la Marseillaise.
Mettant pied à terre le général de Mitry vient alors saluer M. le préfet et M. le maire. En quelques mots simples et élégants, il leur
présente ses hommages émus
Cette heure et cette place, dit-il, me rappelle les heures où je sortais du collège de Nancy où ma famille habitait, et que
je n'ai pas revu depuis bien longtemps...
Allocution du général de Mitry
Sur ces entrefaites, les drapeaux et fanions, accompagnés de délégations, se massent pour recevoir fourragère et croix de guerre que leurs unités
ont si bien méritées au cours de terribles combats et dures épreuves. Ils se tiennent sur une ligne profonde et parallèle à celle où se
trouvent le général et son état-major et les officiers décorés.
Le silence se fait face aux 3 couleurs noircies par la fumée, lavées par la pluie, mangées par les gaz, le général de Mitry retrace d'une
voix nette et avec une sobre éloquence le passé de la 120
e division, maintes fois citée à l'ordre de l'armée pour sa bravoure légendaire.
Il évoque la conduite épique des divers éléments qui la composent, 86
e et 38
e d'infanterie, 132
e territorial, 9
e tirailleurs indigènes,
53
e d'artillerie de campagne, 113
e lourd, etc., que de nombreuses citations collectives ont illustrés.
À chaque énumération on entend les noms de l'Argonne, de Champagne, de Verdun, de la Somme, de Reims raisonner comme des fanfares d'épopée. C'est
là que ces superbes régiments ont rivalisé d'initiative, d'énergie et de sacrifice.
Il faudrait pouvoir lire toutes ces pages d'or, toutes ces actions d'éclat, tous ces faits d'héroïsme, comme celui du 408
e qui, lors de l'attaque du 15 juillet dernier,
encerclé, bombardé et asphyxié par l'allemand, resta 3 bons jours sur la brèche, brûlant ses dernières cartouches, jusqu'au moment
où des avions vinrent le ravitailler en vivres et en munitions.
Je voudrais, dit-il, pouvoir citer tous les faits d'armes individuels, mais ils sont trop nombreux. Ce sont autant de liens qui ont
resserré les liens entre soldats et régiments. Je tiens, à la veille du jour où cette division va se séparer, a rappelé cette auréole de
gloire.
Pendant 4 ans, vous avez été unis dans les plus durs combats. Maintenant que la plupart d'entre vous vont rentrer, d'ici à quelques mois, dans la vie civile, vous tiendrez
à conserver cette union, un bon souvenir de vos chefs et de vos camarades, avec lesquels vous avez collaboré au triomphe final.
Bonne chance. Gloire la France ! Gloire vous tous, qui avez donné votre sens pour sa délivrance !
Remise de fourragère
Des bravos éclatent. Puis la distribution de la fourragère et des croix de guerre commence. Un lieutenant énumère les hauts faits qui ont valu aux
régimentx, unités ou groupes, cette distinction.
Successivement s'abaissent devant le général les drapeaux du 86
e du 9
e tirailleurs algériens, 53
e d'artillerie et du 408
e d'infanterie, à la lance desquels il
enroule le cordon de soie brun et vert et épingle la croix de guerre, quand il ne la place pas sur la poitrine de l'officier qui les lui présente, tels les colonels Pierron-Verneuil, du
38
eet Hartmann, du 408
e.
Voici maintenant les fanions du génie, de la 26/3, de la 26/56, de la SSA 119 (Section Sanitaire Anglaise), avec le lieutenant Lavergne, secondé par un camarade britannique : ayant
à la même peine, ils sont à même honneur.
Tous ces régiments ont été cités plusieurs fois à l'ordre de l'armée.
Cités collectivement à l'ordre de la division, reçoivent également la fourragère, les fanions de la 2
e compagnie de pionnier du 132
e territorial ; du groupe
des brancardiers divisionnaires, enfin de la 1
ère section de mitrailleuses du 3
e chasseurs à cheval, commandée par le lieutenant Nicolaï.
Pendant que les applaudissements redoublent, les musiques ferment le ban et le rouvrent presque aussitôt pour la remise des décorations suivantes :
Croix et médailles
Le général Mordacq, la chef de la 120
e division, reçoit la cravate de commandeur de la Légion d'honneur ; M. Ragnaud, médecin principal de 1
ère
classe, la rosette d'officier ; MM. les capitaines Lemoine et Caillard, la croix de chevalier.
La médaille militaire est ensuite conférée à l'adjudant Michaize, et 12 croix de guerre à des sous-officiers et soldats qu'on
acclame à tout rompre.
A partir du cérémonial accoutumé, chaque récipiendaire reçoit l'accolade. Chaque fois, c'est une occasion pour le public de battre des mains.
Le matin, le général Mordacq avait fait tenir cet ordre du jour à ses troupes :
Officiers, sous-officiers et soldats, la glorieuse récompense que je viens de recevoir a été payée de votre peine et de votre
sang ; c'est à vous que je la dois. Je vous en remercie.
C'est bien là le chef français et chevaleresque, qui confond avec modestie son héroïsme avec celui de ses poilus.
Tandis que cette cérémonie impressionnante se déroulait, une escadrille d'avions évoluait décrivant dans les airs de gracieuses arabesques, voulant
aussi participer à cette manifestation militaire. Elle était commandée par un nancéien, le capitaine Daum.
Le défilé
Bientôt délégations, drapeaux et officiers rejoignent leurs corps respectifs. M. le général de Mitry est remonté
à cheval. Il tourne le dos à l'universit. En face de lui sont les généraux de Buyer et Mordacq...
Les mâles accents de la Marche de Sambre et Meuse, enlevée au pas de charge pour les 3 musiques groupées rythment le défilé des
troupes qui passent par compagnie, en masse serrée, le jarret tendu, la crosse bien sur l'épaule, le regard à droite, franc et martial.
D'un large geste, chefs de saluer du sabre, drapeaux de s'incliner devant le commandant d'armée. Au passage, on les acclame, chacun salue et se découvre.
C'est le 38
e d'infanterie, avec ses 3 bataillons, qui ouvre le défilé ; il est suivi de 3 autres du 86
e ; du 2
e bataillon du 408
e dont le 3
e fait partie du 20
e corps (qui est
à Troyes). On ne dirait jamais a les voir si alertes, si propres dans leur capote bleue horizon, qu'ils ont fait la campagne la plus dure du monde.
Mais voilà les pépères, les vieux du 2
e bataillon du 132
e territorial. Ils en ont vu sur le front, toujours à la tâche, dans les tranchées ou
à les réparer. N'empêche qu'ils bombent le torse, qu'ils ont l'air souriant sous leur moustache étonnante. C'est que, bientôt, ils seront de
retour au foyer domestique. On bat des mains. Vive les
terribles !
Après les 2 compagnies du géniese, la 26/3 et la 26/56, également correctes, défile avec la cadence flegmatique et rigide d'outre-Manche, la SSA, dont le fanion
à la médaille de guerre. Les hommes n'en sont pas médiocrement fiers.
C'est au tour du 9
e tirailleurs indigènes d'être ovationné. Ces fanions bigarrés où flamboie, en rouge, la main de Fatma, frémissent sous la
légère brise et brillent au soleil couchant tandis qu'ils passent, remarqués à leur couleur bronzées, à leur casque et uniforme kaki qui leur
donne une tournure vraiment conquérante.
Leur derniers rangs ont à peine quitté la place qu'on entend le roulement de roues de canon. Précédées de leur claires trompettes
qui les annonce, 3 batteries de 75 s'avancent, pièces et caissons toujours alignés, comme au cordeau. Elles passent au pas, en masse serrée de 3 canons et 3 canons par
batterie.
Vive le 53e d'artillerie ! Vive les petits cigares !
répète-t-on.
Le 53
e de campagne est suivi du 6
e groupe du 113
e lourd, dont les 155, camouflés à neuf, les culasses d'acier étincelantes, les affûts énormes,
soulèvent la curiosité. Ils avaient besoin, qu'on leur fit leur toilette, car ils en ont fait voir de cruelles aux Boches... Leur grosse voix s'est tue, mais ils sont quand
même imposants. Ils n'ont pas dit leur dernier mot.
Deux minutes d'intervalle, le temps aux artilleurs de disparaître, et voici les chevaux fringants d'un escadron du 3
e chasseurs de se précipiter au pas de charge, pour clore
la revue.
La dislocation
L'enthousiasme alors ne connaît plus de bornes ; c'est presque du délire. Les chapeaux s'agitent, on bat des mains ; on crie :
Vive l'armée ! Vive les poilus ! Vive
la France ! Vive le général !
A tel point que les généraux ont peine à fendre la multitude qui les entoure et les acclame, - et que M. le
préfet et M. le maire ne peuventt remercier qu'en quelques mots le général de Mitry de la superbe cérémonie militaire à laquelle il les avait conviés.
Pendant que le général se rendait à la préfecture, puis à l'hôtel de ville rendre visite à M. Second est à M. Simon, la foule
s'écoulait lentement, très lentement, commentant cette résurrection, cette manifestation de la force et de la discipline victorieuse.
article paru dans l'Est Républicain, le dimanche 12 janvier 1919