6e Groupe de Chasseurs Cyclistes


COMMENT ILS PÉDALENT SOUS LA MITRAILLE

Le soldat cycliste est un des héros que la guerre moderne a révélés. Agile, silencieux, rapide, courageux, passant partout, il est « l'estafette » par excellence que nos généraux utilisent dans les cas les plus difficiles. Mais, là ne se borne pas son rôle. Eclaireur sans pareil, il est à l'occasion un combattant redoutable. Les saisissants exemples, que nous rapportons ici, montrent la variété des services qu'il rend partout sur le front, véritables coups d'audace où lui seul pouvait réussir.

Quand, il y a  quelques mois, la classe 1915 fut appelée sous les drapeaux, le ministère de la Guerre prescrivit de la manière la plus formelle d'augmenter le nombre des compagnies cyclistes et d'incorporer dans les nouvelles unités « presque toutes les recrues sachant monter à bicyclette et ayant une taille de 1 m. 62 à 1 m. 68 ». La cavalerie, d'autre part, qui d'ordinaire recevait ces poids légers dans ses formations de chasseurs ou de hussards, ne recueillait rien du contingent de 1915. En un mot, le rôle dévolu d'habitude aux cavaliers était offert aux cyclistes.

LE CAPITAINE GÉRARD AVAIT VU JUSTE.
Dans le même temps, en Angleterre, le War Office organisait, avec la rapidité et le soin sévère qui caractérisent la mise en œuvre de ses décisions, de nombreux corps de cyclistes armés. La grande fédération sportive anglaise, la « National Cyclist's Union », contribuait puissamment à la réussite du projet en se mettant à la disposition de lord Kitchener. A son appel, les cyclistes s'enrôlèrent en masse. A l'heure actuelle, sur 190 400 ouvriers qu'emploie l'industrie anglaise du cycle et du motocycle, près de 33 000 se sont déjà engagés, et l'enthousiasme des « wheelmen », des hommes de roue, n'est pas près de s'éteindre.
C'est que, depuis le début des hostilités, les cyclistes n'ont pas cessé d'apporter la confirmation éclatante du juste espoir qu'aux applaudissements du chef d'État-major, le général de Boisdeffre, avait mis en eux, il y a vingt ans, le capitaine Gérard. Depuis les grandes manœuvres de 1897 où, sur le désir du général Brugère, le 1er et le 2e corps employèrent chacun une compagnie cycliste, nos « fantassins ailés » ont travaillé ferme.
Toujours fidèle à sa théorie de l'attaque en trombe et guettant attentivement chez autrui, pour se l'approprier, tout ce qui pouvait apporter à son armée un nouvel élément de vitesse, l'Allemagne se targuait d'avoir su mieux que nous donner aux idées de Gérard tout le développement qu'elles méritaient. Par le nombre et la densité de ses formations cyclistes - songez que le chiffre des seules motocyclettes dans l'armée de von Bulow s'élevait, au 1er août, à plus de 4 000 - elle se flattait, là aussi, de nous dominer aisément. Nos cyclistes lui ont ménagé une cruelle surprise. Chaque jour nous apporte de quelque point de la ligne héroïque qui court d'Ypres à Belfort, l'écho de leur habileté manoeuvrière, de leur audacieuse initiative et de leur folle bravoure.

MERVEILLEUX AGENT DE LIAISON
... Onze heures du soir. En arrière des lignes. Dans une ferme que les obus, il y a quatre jours, ont mise à mal, l'État-major de la division veille autour des cartes étalées sur une table. A l'instant, l'ordre est arrivé de l'État-major du corps d'armée d'attaquer l'ennemi au point du jour. Il faut qu'aussitôt cet ordre passe comme un courant à travers toutes les formations qui composent la division, que tel régiment là-bas, à 30 kilomètres sur la droite, sache qu'il doit tenir coûte que coûte tel autre à gauche tapi dans un bois qu'il a pour mission d'attirer à lui le gros de l'ennemi. Les zouaves ont à couper ce pont. D'ici et de là, l'artillerie à telle heure doit préparer l'affaire par un arrosage efficace. De ces vingt actions de détail exactement coordonnées et exécutées à l'heure dite, la victoire jaillira. Un seul ordre transmis trop tard et tout est compromis. Allons, les cyclistes, à l'oeuvre !
Courbés sur le guidon, le mousqueton en bandoulière, ils sont déjà partis. Désormais, parmi les embuscades, sur les routes où les grosses marmites ont creusé leurs entonnoirs, avec le risque perpétuel d'une surprise à quelques mètres des lignes ennemies, le « cycliste de liaison » n'a plus qu'une pensée au cœur : passer. A travers quelles aventures ! Au prix de quels sacrifices ! Feuilletez ces ordres du jour, qui demeurent à jamais pour nous les tablettes de notre gloire. Ils sont pleins de leurs exploits.

C'est le lieutenant Vergnes du 6e groupe cycliste, qui avec trois bicylistes assure, le 6 septembre, la liaison entre l'État-major de la brigade et les unités voisines pendant un combat acharné et s'acquitte sous le feu de toutes les missions qui lui ont été confiées, avec un courage et un dévouement magnifiques. C'est encore le caporal Marchal, du détachement des sapeurs cyclistes de la 12e division de cavalerie, surpris par une patrouille ennemie, grièvement blessé, précipité à bas de sa machine et réussissant ce miracle de tuer l'un après l'autre tous les Allemands qui veulent se saisir de lui, se jetant ensuite dans les bois et touchant au but.
Nulle souffrance n'est capable de faire lâcher à nos héroïques messagers le précieux papier dont la garde leur a été confiée. Un chasseur du groupe cycliste de la 10e division de cavalerie, P.-A. Chabroullaud, en portant un ordre au chef d'un peloton, est frappé d'une balle qui lui traverse les deux cuisses. La douleur est atroce. Il la dompte et continue. Un poste français est sur sa route. On veut le panser. Il refuse. L'ordre d'abord ! Songez à la fermeté d'âme qu'il faut à ces hommes-là, seuls devant la mort et sans l'appui moral et la griserie que le combattant trouve dans la bataille chez tous ceux qui l'entourent. Pas un n'a faibli ! Devant l'ennemi barrant la route, pas un n'a capitulé !

TRAGIQUES AVENTURES DE ROUTE.
L'un d'eux, le boxeur Maillet, cycliste de liaison à la 7e compagnie du régiment d'artillerie coloniale, a raconté lui-même, dans le Sporting, une de ces tragiques odyssées. « C'était à Neufchâteau, en Belgique. Le 22, je fus chargé par mon commandant d'une mission pour l'aile droite du corps auquel nous appartenions. Je pédalais gaiement sur la route, lorsque, je ne sais pourquoi, par une sorte d'intuition, je mis pied à terre à l'entrée d'un bois sombre, dont l'obscure profondeur ne me disait rien qui vaille.
« A ce moment-là des dragons allemands surgirent et s'élancèrent sur moi. Mon premier mouvement instinctif fut de prendre ma carabine et de tirer. Mais immédiatement une nouvelle réflexion, rapide comme l'éclair, traversa mon cerveau. Là n'était pas mon devoir. Il m'ordonnait d'aller avertir mes chefs. Je pris un chemin de bifurcation et me sauvai comme un voleur avec la meute de dragons à mes trousses. Le nouveau chemin dans lequel je m'étais engagé passait malheureusement à proximité des tranchées allemandes. J'étais en plein dans les premières lignes ennemies !
« Du plus loin qu'ils m'aperçurent les Allemands firent jouer leurs mitrailleuses. Une balle me fractura le bassin. Ma bicyclette fut fracassée et, après un « soleil » fantastique, je roulai dans un fossé où je m'évanouis non sans m'être déboîté le pied gauche. Ce samedi 22 août, je subis le premier knock-out de ma carrière ! Seule la fraîcheur du soir me réveilla. Je souffrais atrocement, perdant, mon sang en abondance. Mais une pensée dominait chez moi toutes les autres : éviter d'être fait prisonnier. Avec des efforts surhumains je me traînai pendant 250 mètres et j'atteignis enfin les lignes françaises, où, pour finir ma dramatique journée, une marmite boche réduisit en miettes la voiture d'ambulance qui venait de me recevoir ! »
Pour le cycliste surpris, s'il ne se trouve pas d'autre asile que l'eau d'un ruisseau à demi gelé par les froids de décembre, il n'y a pas à hésiter. Il faut accepter ce qui s'offre, et Dieu sait pour combien de temps ! Il y a quelques-mois - on était alors au cœur de l'hiver - un de nos cyclistes reçoit l'ordre d'aller porter un pli au colonel d'un régiment sur la ligne de combat. Il fallait traverser une zone extrêmement dangereuse, où l'ennemi avançait sans cesse. Au bout de deux kilomètres, l'estafette se heurte à, un poste de uhlans. Une rivière côtoie la route. Il dissimule en un clin d'œil sa machine dans un fourré, plonge sous une pluie de balles et se cache dans un creux de la berge. Les cavaliers ennemis le croient bel et bien noyé, poussent des hoch ! de triomphe et passent. Notre homme sort de l'eau, enfourche tout transi sa bicyclette et file... pour tomber trois kilomètres plus loin au milieu d'un gros d'ennemis qui a engagé le combat avec nos troupes. Traverser la fournaise, impossible. L'estafette plonge à nouveau et, la tête sortant seule de l'eau, assiste ensuite en spectateur impatient à la bataille. Il était quatre heures de l'après-midi. A deux heures du matin, on se battait encore ! L'affaire, Dieu merci ! tourna bien pour nous et notre estafette put regagner  la terre  ferme. En quel état, après ces dix heures dans l'eau ! Ne croyez pas, d'ailleurs, qu'il ait pour cela perdu le sourire. Quand, touchant au but, il rencontre une sentinelle française qui lui lance son Qui vive ? notre homme, sachant qu'il avait affaire à un gars de l'Hérault comme lui - le 16e corps opérait là - lui répondit, en riant, dans le patois natal : « Tirès pas ! Bèni dé prendré un ban ! - Je viens de prendre un bain... » Plaisanter, après dix heures de souffrances, n'est-ce pas magnifique ?

UNE BOULETTE QUI NE PASSE PAS
Le cycliste est né malin. La malchance peut le faire tomber aux mains de l'ennemi, soit, mais on ne lui arrachera pas son secret. Passons plutôt la parole au coureur Stella, motocylcliste de son régiment, qui fut en septembre ramassé par les Allemands sur le champ de bataille et transporté dans une de leurs ambulances, dont nos troupes s'emparèrent après la victoire de la Marne.
« Au ton du capitaine, écrit-il au Petit Courrier d'Angers, j'avais compris que le pli était sérieux. La route était belle et je filais au moins à 60 à l'heure, quand tout à coup un trou, qui tenait presque tout le chemin, m'oblige à ralentir et à passer à gauche. Ces animaux-là l'avaient creusé exprès ; une pluie de balles siffla autour de moi. Je mis aussitôt de l'avance à l'allumage, mais j'étais à peine sorti d'affaire qu'une mitrailleuse tirait sur moi. Atteint aux jambes et aux mains, je tombai, tandis que ma pauvre moto, restée près du fossé, accrochée à un arbre, se mettait à flamber, Je pus, en rampant, m'éloigner de 400 mètres. J'espérais pouvoir, sans être vu, traverser un champ de blé. Je ne rencontrais que des cadavres allemands. Il y avait eu un véritable carnage à cet-endroit. En me penchant, je tombai sur un genou. J'essayai de me relever. Ce fut pour mieux retomber. Impossible de me tenir debout. J'étais là, impuissant, désespéré. Je pensais à mon pli, à mon capitaine si confiant ! Nul vivant près de moi pour continuer ma tâche !
« Je sortis alors mon mouchoir dans lequel était cachée la note ; je voulus la lire, mais la nuit était trop intense : impossible de rien déchiffrer. Au même moment, j'entendis du bruit. Une troupe venait vers moi. Des Français, espérais-je. Désillusion ! A la voix d'un commandement, je reconnus des Allemands. Je me jugeai perdu. Je mis mon pauvre billet dans ma bouche et le mâchai avec rage pour l'avaler. Les Allemands étaient à dix mètres de moi. La note ne formait pourtant qu'une toute petite boule, mais qui s'obstinait à ne pas descendre. Je râlais. J'allais être pris et livrer mon secret. Simulant alors un dernier soubresaut d'agonie, je me dressai soudain et me laissai tomber à la renverse. Inspiration providentielle ! Le choc fit passer la boulette. Le pli était sauvé !»

INTRÉPIDES ÉCLAIREURS
Faire merveille dans les services de liaison ne suffit pas à nos cyclistes. A côté des estafettes, vingt groupes d'« éclaireurs » et de « combattants », à l'effectif chacun de 400 à 500 hommes, sont rattachés à nos divisions de cavalerie. En prenant à leur charge toutes les attributions dites « pied à terre », des cavaliers,  ils en augmentent considérablement la capacité offensive. Un soutien ordinaire d'infanterie n'apporte aux escadrons qu'une aide intermittente et momentanée. Par son extrême mobilité, le groupe cycliste, au contraire, est toujours là prêt à fournir un appui immédiat. Les pointes rapides, les surprises de nuit, les attaques des cantonnements de l'ennemi, les coups d'audace sur les débouchés des défilés, voilà son affaire, et il s'en acquitte avec maëstria.

Mais comment sans injustice faire un choix dans cette moisson de prouesses ? L'armée belge s'enorgueillit des exploits du coureur Odile Défraye, l'un des vainqueurs de la fameuse épreuve du Tour de France, qui mène à bien jusque sous le nez des Allemands les reconnaissances les plus intrépides. Six sportsmen bruxellois, le champion du Brabant, Cariolan, le champion cycliste amateur Henry Georges, le footballer Dits, Prémont du Red Stad, Coeckelborg, et le virtuose de la natation, G. Melin, ont formé, dès le début de la guerre, une équipe d'éclaireurs qui, dans les Flandres, ne laisse pas aux avant-postes ennemis un instant de répit. Dernièrement deux de nos cyclistes, le caporal Hervé et le chasseur Rabreau, réussissaient, à la tombée de la nuit, à surprendre et à tuer les sentinelles allemandes postées dans le parc d'un château, et à reconnaître un large secteur de tranchées ennemies. Un adjudant du 8e groupe cycliste, Terrassier, méritait cette citation héroïque à l'ordre de l'armée : « Doué d'un calme imperturbable, a été, dans les différentes actions auxquelles il a été mêlé, un exemple de sang-froid et de courage. A l'attaque d'un village, tua seul six cavaliers et prit dix-sept chevaux harnachés à une fraction de uhlans, qui tentaient de charger. » Cet autre encore, Hubert, fait sergent sur le champ de bataille, possède ce beau record de bravoure et d'habileté : a réussi à traverser neuf fois les lignes ennemies !

DE L'AUDACE, ENCORE DE L'AUDACE !
Ramener un bon troupeau de captifs, c'est la joie et la fierté de nos cyclistes. Mais rien n'étant plus fastidieux que de régler sa marche sur le pas d'un piéton, l'un d'eux, le coureur belge J.-M. Impens, a imaginé un procédé pratique pour aller et venir à la manière des chiens de berger, qui s'offrent quelques gambades au loin, sans risquer de laisser filer ses prisonniers. Il fait tout bonnement arracher les boutons des pantalons et introduire, pour plus de sûreté, un morceau de bois le long de chaque jambe. Ce truc ingénieux, que la mauvaise foi allemande elle-même n'oserait pas déclarer cruel, oblige le prisonnier à une démarche bien prussienne et plus militaire encore que le pas de l'oie il ne lui laisse pas le moindre espoir de s'esquiver, tandis que le cycliste se dégourdit les jambes en pédalant dans un vaste rayon.
Habiles à ne pas semer leurs prisonniers en route, nos cyclistes ne le sont pas moins, si d'aventure ils tombent aux mains de l'ennemi, à s'éclipser prestement. L'un d'eux, l'autre jour, après comparution à la «Kommandantur », s'en allait sur la route de N... flanqué de deux bicyclistes allemands. Sa mine paraissait si résignée que ses gardiens, las de pédaler à la hauteur du piéton, se permirent un peu de champ. C'est ce que notre homme attendait. Sur le bord de la route une vieille femme trottinait appuyée sur un bâton, en l'espèce un fragment de câble électrique. Saisir cette solide et résistante matraque, la cacher derrière son dos, affaire d'un instant pour le prisonnier. Les deux Allemands, d'une pédale joyeuse, revenaient face à lui. Ils n'allèrent pas plus avant. A la seconde précise où ils le dépassaient, une double détente abattit sur leur nuque le terrible bâton et les envoya rouler à terre assommés. Sans perdre une seconde, notre héros s'emparait des deux bicyclettes allemandes qui avaient culbuté sur le côté de la route et, triomphalement, il revenait dans nos lignes avec les deux machines.

L'ACTION PENDANT LA BATAILLE.
A côté des actions de détail, spontanées et brillantes, l' « Instruction sur l'emploi et la conduite du groupe cycliste », approuvée par le ministère de la Guerre le 7 août 1913, prévoit pour nos cyclistes d'amples interventions. Capables par leur vitesse de déborder facilement l'adversaire, ils mènent alors l'action, en engageant dès le début toutes leurs forces sur un large front. Appuyés par les mitrailleuses et éventuellement par le canon, ils maîtrisent le gros des forces adverses, dès qu'elles pèsent trop lourdement sur les nôtres. Et dès qu'elles reculent à leur tour sous notre pression, ils se portent sur leur ligne de retraite, prennent sous leur feu le terrain où la cavalerie ennemie cherche à se rallier, la désorganisent, lui coupent sur ses derrières son point de passage obligé.
C'est ainsi qu'au cours de la retraite qui précéda la bataille de la Marne, nos cyclistes jouèrent un rôle admirable. Harcelant sans cesse l'ennemi de jour et de nuit, l'attaquant partout à la fois, ils lui donnèrent perpétuellement l'impression d'avoir affaire à des forces considérables d'arrière-garde d'infanterie. C'était le contraindre à se déployer et à mettre en batterie ses pièces d'artillerie. Ainsi on gagnait du temps. Le résultat obtenu, les groupes rompaient pour reprendre un peu plus loin la même tactique et acquérir un nouveau gain. On sait que toutes ces heures de répit préparèrent la victoire de la Marne. Quand l'armée allemande battue regagna l'Aisne, nos cyclistes cette fois ralentirent la fuite de certaines unités en les forçant encore à se déployer et à se laisser tourner par nos éléments de poursuite.
Mais c'est en Argonne, dans la forêt d'Apremont, que nos cyclistes ont peut-être gagné leur plus beau titre de gloire. C'était au début de décembre. La lutte se livrait furieuse de part et d'autre aux accents de la Marseillaise et des hymnes allemands. Soudain l'ennemi reçut des renforts considérables et nos avant-gardes durent en bon ordre, mais la rage au cœur, se replier sur le gros de nos troupes. Les Allemands s'avançaient en masses compactes certains déjà de nous tenir et hurlant à la victoire. La situation devenait sérieuse. Tout à coup, le long de la route qui traversait une plaine encadrée de bois, s'éleva un nuage de poussière : nos chasseurs cyclistes se précipitaient sur l'ennemi ! Le guidon d'une main, la baïonnette de l'autre, ils chargeaient ! Ils chargeaient à bicyclette, comme des fous !
Ils se lancèrent comme une trombe sur le flanc de la colonne allemande stupéfaite, la percèrent, la coupèrent en trois tronçons qui se tordirent impuissants. Notre infanterie, arrêtant son mouvement de recul reprit à son tour du poil de la bête. Sous la menace du revolver de leurs officiers, les Allemands tentèrent de se reformer. Puis nos cyclistes avaient mis pied à terre et, lâchant leurs machines, les culbutaient définitivement. Le nombre des prisonniers fut énorme.

SILENCE AU MONSTRE !
Le cyclisme français a depuis inscrit encore sur ses tablettes la destruction d'un de ces mastodontes, dont l'artillerie de nos ennemis est si fière. Près de R...; un gros 305 autrichien gêne terriblement l'avance de nos troupes. « Dîtes donc, les enfants, s'écrie, le soir venu, un de nos officiers, ne trouvez-vous pas qu'il nous embête à la fin ? » Un hurrah lui répond et, suivie de deux batteries de 75 et de quatre pièces d'artillerie lourde, une compagnie de chasseurs cyclistes s'élance pour museler la bête.
La route est impraticable. Les Allemands l'ont, à la mine, creusée de larges trous, qui interdisent le passage à nos pièces lourdes. La nuit est opaque. Il pleut à torrents. N'importe, en une heure, avec des pierres et des madriers, la voie est réparée et nos canons s'installent. Dès le point du jour, ils déchaînent leur tonnerre. C'est le moment qu'attendent nos cyclistes, et les voilà partis en tirailleurs. Les 77 allemands les inondent de mitraille. Ils continuent, moins nombreux de minute en minute. Ils ne sont plus que quelques-uns, une poignée. Mais les pertes n'auront pas été vaines. Un sous-officier rassemble sa petite troupe. Une course folle la jette au pied du fortin allemand. En un instant, les artilleurs ennemis sont cloués sur leurs pièces, les officiers faits prisonniers, le 305 mis hors d'état de nuire. La route est libre. Nos troupes passent.
Au long de la route, elles saluent nos morts et nos mourants. Dans le fossé, où il a roulé, frappé sans espoir, un petit chasseur cycliste se soulève alors sur un coude. Il a les jambes broyées. Un lieutenant accourt. On veut l'emmener, tenter l'impossible pour le sauver. Mais lui, une flamme aux yeux, serrant la main de l'officier, trouve en expirant ce mot sublime : « Ce n'est pas la peine, mon lieutenant. Je vais mourir. Je ne vous demande qu'une chose : c'est de faire savoir à mes parents et à mes amis que je suis mort proprement ! »
Si nos cyclistes font chaque jour une aussi belle besogne, s'ils se montrent partout adroits, entraînés à toutes les fatigues, n'oublions pas que nous devons à une grande fédération sportive, l'Union Vélocipédique de France, le développement du goût du cyclisme dans la jeunesse et, si l'on peut dire, l' « éducation de l'endurance » par la création de ces épreuves sur route avec concours de tir, qui n'ont pas peu contribué à former les « éclaireurs » et les « estafettes » si utiles aujourd'hui.
Dans les années qui ont précédé la guerre, on a maintes fois signalé le goût des sports comme un signe du relèvement national. La bicyclette était entrée dans nos mœurs. Il lui restait à conquérir ses titres de gloire. Elle en a déjà fait et elle continuera d'en faire jusqu'à la fin de cette guerre une abondante moisson.

article paru dans "Lecture pour Tous" du 1er Juin 1915